Accueil > Ressources > Philosophie politique > Comment la technologie s’est emparée du vivant
mpOC | Posté le 6 février 2017
Une interview de Christophe Bonneuil, historien des sciences et de la technique, en lien avec le colloque "Ni robot, ni objet, simplement humain", organisé par GRAPPE les 24 et 25 mars prochains à l’Université de Namur
Moins !, le journal romand d’écologie politique
vient de publier (dans son édition 26, déc. 2016- janv. 2017) un entretien avec Christophe Bonneuil, historien des sciences et de la technique et animateur de la fondation « Science Citoyennes ». Nos amis de Moins ! nous autorisent, ce dont nous les remercions, à publier l’entretien complet sur notre site.
Nous profitons de l’occasion pour vous rappeler le colloque "Ni robot, ni objet, simplement humain", organisé par GRAPPE les 24 et 25 mars prochains à l’Université de Namur et qui a pour objectif de "questionner l’intrusion technologique dans nos corps et nos esprits au nom de la santé et du progrès."
Entretien avec Christophe Bonneuil, historien des sciences et de la technique, qui a notamment co-dirigé Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, Paris, 2013
Aujourd’hui, des pans entiers de nos besoins vitaux, comme l’alimentation, la santé et même de plus en plus la procréation, sont satisfaits par des moyens technologiques toujours plus sophistiqués. Comment en est-on arrivé là ?
La question n’est pas de diaboliser la technique en tant que telle, mais de distinguer les techniques démocratiques des techniques totalitaires. Donc les techniques démocratiques ou ce qu’Illich ap-pelle les techniques conviviales, ce sont des techniques qui renforcent le vivre ensemble, l’autonomie, la prise qu’on a sur nos vies, alors que les techniques totalitaires vont renforcer la centralisation du pouvoir, la division du travail, les asymétries sociales, de race, de classe. C’est par exemple la différence entre une petite éolienne autoconstruite et une centrale nucléaire. Derrière, il y a des conséquences en terme de lien social qui sont complètement différentes. C’est aussi la différence entre ce qu’on peut appeler les high tech et les low tech.
La question qu’on peut donc se poser est pourquoi ce sont ces mégatechnologies et ces high tech qui saturent nos vies, alors qu’elles pourraient être plus doucement bercées, tramées, par d’autres techniques ? Pour y répondre, on peut distinguer trois grandes explications. La première est celle du capitalisme, la division du travail, la monnaie, qui induisent des tâches dans la société où des gens se spécialisent et d’autres perdent des connaissances. Un deuxième élément est l’Etat mo-derne et la guerre qui va favoriser le développement de techniques destructrices, contrôlées par un appareil d’Etat central, au détriment des populations. Toute une série de technologies créées pour la guerre se retrouvent dans des situations d’après-guerre, en quelque sorte « civilisées » : l’aviation civile vient de l’aviation militaire, les pesticides et les engrais viennent des explosifs militaires, les bombes aérosols ont d’abord été utilisées comme moyen de diffusion du DDT durant la 2e guerre mondiale. La plupart des techniques aberrantes d’un point de vue écologique, destructrices, créant des asymétries sociales et qui sont dans notre quotidien, ont une origine militaire.
Troisième cause de la situation actuelle, ce sont les énergies fossiles qui libèrent une énergie telle-ment énorme que ça rend possible des projets encore plus dispendieux énergétiquement. Non seu-lement la consommation augmente d’un facteur 40 entre 1800 et aujourd’hui, mais un certain groupe d’humains dispose entre ses mains d’une capacité énergétique démentielle. L’asymétrie n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui entre les 1% les moins énergisés et les 1% les plus énergisés qui ont la capacité de développer les techniques les plus délirantes ; c’est le cas du nucléaire. Un autre aspect est l’aspect anthropologique : le fait d’avoir à disposition des énergies fossiles, sous forme de stocks, change le rapport au monde. Si on utilise la force musculaire animale et humaine, le vent et l’eau, on est dans un rapport de compagnonnage avec des forces qui sont variables, fluctuantes, avec lesquelles il faut négocier. L’âne ne veut pas avancer, le vent ne souffle pas, le meunier ne peut pas travailler ; on considère la nature comme quelque chose de vivant, qui a une capacité à bouger, à fluctuer par elle-même. Arrive le charbon, on le stocke en grosse pile à côté de la machine à vapeur, et on sait que dans ce charbon, il y a de quoi produire de façon régulière sans s’arrêter, sans se poser de questions. La nature devient un stock d’énergie qu’on utilise à volonté et que l’on conçoit comme statique. Cela constitue un basculement anthropologique du rapport à la nature. A ce moment apparaît la notion de ressource, considérée comme statique, en quantité inépuisable ; c’est à l’homme de mettre en mouvement ces res-sources.
Fin XIXe début XXe, cette vision ressourciste est transposée au vivant, on parle des ressources biologiques et génétiques. Au lieu de penser le vivant comme un flux permanent de cycles, de circulations, à l’instar de Darwin, on s’est mis à le penser comme un stock de gènes qu’on peut placer dans des frigos, qu’on peut réagencer sur mesure, comme des super-ingénieurs, pour avoir une nouvelle forme vivante, en pensant qu’on va faire mieux que l’évolution. L’évolution est considérée comme ringarde, trop lente, elle tâtonne, alors que nous, nous allons faire vite, de façon planifiée. Ce rapport-là, hyper démiurgique, renvoie à une vision statique de la nature et on en est toujours là aujourd’hui.
A-t-il existé des résistances et des contestations face à cette tendance ou ce mouvement est-il si puissant qu’aucune opposition ne peut se faire entendre sans être traitée de réactionnaire ou d’antimoderniste ?
On pourrait avoir l’impression qu’avant, il y avait un consensus autour du progrès qui ne suscitait que peu de résistance ; que ce serait seulement depuis les années 70, avec le mouvement écologiste, que serait apparue une prise de conscience et la naissance d’un mouvement critique. Cette illusion a été renforcée par les historiens eux-mêmes qui ont étudié la révolution industrielle en ne parlant quasi pas des résistances, parce que ça leur paraissait ringard, comme des restes de mouvements de l’époque féodale. Marx a totalement disqualifié les briseurs de machine, les Luddites. Ce qui est intéressant avec ce mouvement et que Marx n’avait pas forcément vu, c’est qu’il perçoit très clairement que la machine dégrade les relations sociales et renforce le pouvoir du capitaliste sur l’ouvrier. On a donc besoin de revisiter ces luttes (1) au lieu de considérer que c’était une espèce de lutte irrationnelle et que le seul problème par rapport à la technique et à la machine, c’est la propriété des moyens de production. Ce qui est aussi frappant dans ce qu’ont redécouvert les historiens, c’est qu’à la fin du XIXe, alors que le monde socialiste et marxiste s’est converti massivement à l’industrialisme, au progrès, à la science, à la technique, la question se limitant à comment on se partage ces bienfaits, il y a des courants qui sont dans une critique massive de la grande ville, de la technique qui ne sert qu’à faire la guerre, qui ont pour objectif le retour à la terre, à des communautés, avec des technologies douces, des relations de genre équilibrées.
Concernant les OGM, leurs défenseurs les présentent souvent comme une continuité dans la sélec-tion des espèces depuis le début de l’agriculture. Est-ce le cas ou peut-on constater un basculement, une rupture dans les techniques de sélection des végétaux ?
La continuité que je vois, c’est celle de l’industrialisation du vivant. Au XIXe se met en place un ordre productif dans l’usine dans laquelle tout est contrôlé, planifié, standardisé. On standardise les pièces pour pouvoir les assembler dans une logique de rationalisation industrielle qui suppose une énorme parcellisation, uniformisation, standardisation. Cet univers-là se met à fonctionner très bien pour discipliner les humains, faire proliférer certaines marchandises dans le monde entier, tout en restant dans une sphère plutôt mécanique, inerte. A partir de la fin du XIXe, on intègre le vivant dans ce modèle d’industrialisation, avec les mêmes logiques de standardisation des pièces. Ce sont des industries comme celles produisant des vaccins (1890) ; un vaccin, s’il n’est pas parfaitement atténué, provoque des morts. Il y a donc une standardisation qui se fait à l’interface entre le monde industriel et les laboratoires comme celui de Pasteur ou de Koch. Il y a aussi la bière : la première bière faite à partir d’un clone de levure date des années 1880, en l’occurrence Carlsberg à Copenhague. Si le vivant est trop diversifié, on va avoir des bières de qualité et de goûts très différents, ce qui empêche la logique de marque où on vend un goût standardisé. L’inventeur du mot « gène » est un dénommé Wilhelm Johannsen, généticien danois qui, après des études de pharmacie, a justement travaillé au laboratoire de Carlsberg. Ce modèle industriel de standardisation va représenter la vision du vivant pour toute la génétique à partir de 1900. On va se mettre à disqualifier la théorie de l’évolution de Darwin comme trop lente et annoncer que des généticiens dans leur labo sont capables de faire un produit optimisé, en planifiant et standardisant les croisements ; finalement, dans un champ de blé, il y a toujours une plante qui est meilleure que les autres, le but étant de n’avoir que cette plante-là. Les modèles des révolutions vertes et la modernisation agricole consistent à cultiver la variété championne sur des millions d’hectares. C’est le modèle industriel qui ne fonctionne que si on standardise l’environnement par irrigation, engrais, intrants, pesticides. Quand il y a une diversité dans un champ, elle va tamponner les variations de l’environnement. On n’aura pas le meilleur résultat possible, mais le moins risqué. S’il y a uniquement un clone dans un champ, il suffit que les conditions du milieu ne soient pas bonnes et c’est la cata. Donc il faut industrialiser l’environnement, le standardiser pour que ça marche, comme un labo, comme une usine. La logique filante de l’industrie s’est donc retrouvée transportée sur le vivant, d’abord avec les microbes ou les vaccins, ensuite, ce sont tous les écosystèmes qu’on a besoin de contrôler parfaitement pour assurer une production agricole selon le modèle conventionnel. Pour moi, les OGM ne sont qu’une étape de plus dans ce processus d’industrialisation du vivant. La différence est que dans le modèle de la révolution verte, les gènes sont considérés comme libres, comme stock dans lequel le sélectionneur va puiser pour faire le meilleur assemblage possible, la variété standard optimale. Les gènes sont considérés comme un patrimoine commun, ils ne sont pas appropriés. Avec les OGM, on se met à breveter des gènes et ça permet une appropriation du vivant. On va sélectionner le gène super-performant qui va résister à tel herbicide, à telle sécheresse, qui va produire un insecticide. Mais fondamentalement, c’est une extension de l’industrialisme au vivant et une extension de la standardisation à l’échelle des écosystèmes.
Aujourd’hui, pourquoi les mouvements politiques institutionnels ne posent-ils pas la question de la pertinence de la technologie ? Ils admettent effectivement qu’il y a un péril pour la biosphère, mais ils considèrent que ce sont les technologies qui vont apporter des réponses.
Si l’écologie gestionnaire a fini par adopter un discours de non-critique de la technologie, c’est en partie parce qu’on en fait une mauvaise histoire. On ne se rend pas compte à quel point la technologie développée dans le capitalisme est nuisible et à quel point elle a fait de fausses promesses de bonne gestion écologique. Quand autour de 1800, le couvert forestier a été divisé par deux en Europe de l’Ouest parce qu’on utilise le bois plus massivement, les ingénieurs arrivent et disent : le charbon, c’est l’énergie verte de demain ! C’est ce qui va sauver les forêts ! Quand il y a une surpêche potentielle, des écologues développent dans les années 1940-50 l’idée du rendement soutenable maximum. On pense qu’on va pouvoir calculer l’état d’une population et prélever juste ce qu’il faut pour enlever les gros et que les petits puissent devenir gros. On s’aperçoit 30 ans plus tard que cette approche n’a absolument pas fonctionné, les ressources en poisson s’écroulent dans toutes les zones où on pensait faire une bonne gestion scientifique. Durant les 200 dernières années, il y a une succession de promesses technologiques de résoudre les questions environnementales par de nouvelles techniques. Il faut prendre conscience que ce n’est pas seulement aujourd’hui que les soi-disant technologies vertes vont nous sauver. Ce ne sont pas des promesses récentes, c’est juste la suite de l’industrialisation du monde et de sa prétention à faire mieux que le vivant.
Q- Concernant l’avenir, on sait que les théories eugénistes et racistes au début du XXe siècle ont facilité l’émergence du fascisme et du nazisme. Aujourd’hui, avec les technologies de contrôle et d’accaparement du vivant, ne vit-on pas une période comparable qui préfigure l’avènement d’un homme supérieur, notamment avec la théorie transhumaniste, la réalité augmentée ?
On pourrait dire que l’eugénisme était un projet de nature totalitaire pour améliorer la qualité générale de la population, alors que le transhumanisme est la poursuite de ça sur un mode différent : ce n’’est pas l’état disciplinaire qui fait une biopolitique autoritaire sur un ensemble de population, mais c’est plutôt une sécession : ce sont les élites qui veulent se séparer biologiquement du reste de l’humanité. Donc chacun fait comme il veut, si tu ne veux pas t’améliorer, c’est ton problème, tu seras le chimpanzé par rapport aux superhumains du futur, tu vas devenir ringard d’un point de vue évolutif, mais tu n’es pas obligé, à la différence de l’eugénisme. C’est donc la forme néolibérale du projet d’amélioration du vivant dans laquelle on n’emmène pas tout le monde de façons coercitive.
Le projet de la modernité et de toute l’évolution des technologies était justement de considérer que la nature est statique, sans volonté propre, sans dynamique propre, elle n’est qu’un substrat que l’humain doit transformer. Avec le transhumanisme, c’est l’humain qui devient ce substrat à améliorer, donc c’est la poursuite de la négation de la nature comme mouvante.
Pendant longtemps, le moteur idéologique était de croire au progrès ; aujourd’hui on innove non parce qu’on croit au progrès, mais parce qu’on ne veut pas disparaître. On reproduit la course en avant, sans croire qu’on va vers un avenir meilleur et la crise écologique a dramatisé ça, avec l’idée de la crise climatique, le basculement dans l’Anthropocène, le système Terre qui se déstabilise ; la technique n’est plus là pour amener un monde meilleur, mais pour limiter la catastrophe. Il y a quelque chose d’hyper dangereux dans cette interprétation de cette crise écologique : « regardez, on a tellement déstabilisé la Terre qu’on la nomme du nom de l’humain, donc il n’y a plus de nature vierge, plus aucun cm2 n’est pas sali, dégueulassé , déséquilibré par les humains, donc la Terre ne peut plus exister par elle-même si on n’est pas là pour l’entretenir, pour éviter qu’elle ne dérape plus ». On se met encore plus au sommet comme étant les pilotes de la Terre. Dans le transhumanisme, les cellules humaine ne sont qu’un substrat qu’il va falloir améliorer pour fabriquer une autre espèce. Il y a une négation de tout ce qui est donné, tout ce qui nous a été transmis, ce qui nous a engendrés, tout ce par rapport à quoi on a une dette, parce que on a reçu quelque chose sans rien faire. Il y a un déni de ce donné pour ne voir que le construit, ce qu’on va fabriquer nous-mêmes. Le transhumanisme, c’est ce déni-là appliqué à l’humanité elle-même. L’humanité ne veut plus avoir été engendrée par d’autres êtres humains, avec une longue histoire, comme des nains sur des épaules de géants : on existe parce qu’on est issu de cette filiation-là. C’est couper cette filiation pour ne plus rien devoir à personne et nous fabriquer comme une nouvelle espèce, tout seul. Paradoxalement, la crise écologique a pu radicaliser ce nihilisme, ce déni de tout ce qui n’est pas construit, fabriqué par nous-mêmes. Anthropologiquement, c’est un refus de la dette, un refus de devoir quelque chose à quelqu’un qui était là avant nous.
Propos recueillis par Philippe Huguenin
(1) Par exemple dans L’apocalypse joyeuse de J.-B. Fressoz, Seuil, 2012