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Traces du cycle "femmes en lutte"

mpOC | Posté le 3 juin 2015

Notre cycle "Femmes en lutte" s’est terminé ce 23 avril. Les traces en sont disponibles dès à présent.

Comment les femmes dessinent l’avenir : la soirée du 5 mars

La rencontre en petit groupe avec Geneviève Decrop

La rencontre préalable à la conférence rassemblait Genevieve Decrop et des représentants de l’AGL, du Mpoc et de la maison du développement durable. Les questionnements de départ : comment s’articulent décroissance et féminisme ? Les femmes ont-elles une relation privilégiée à la Nature, une spécificité qui aurait son importance pour le changement de paradigme qui s’impose devant les crises actuelles ?
La décroissance a-elle une dimension de genre ? Pour Geneviève Decrop, il ne faut pas parler de crise mais de mutation car le vocabulaire de la crise sert le pouvoir. Une crise demande un chef. Le dépassement des élites indique que nous sommes bien en présence d’une mutation. À travers de multiples initiatives, c’est un nouveau rapport de l’Homme au monde qui est en train de se construire. Ces multiples initiatives locales sont pour beaucoup portées par des femmes. La notion de « Care », attribuée tout d’abord aux aspects familiaux et aux soins aux personnes âgées, s’étend maintenant à des aspects plus larges comme la protection de l’environnement ou la production de nourriture bio, avec une dimension parfois beaucoup plus combative.
Pour sortir du système, pour décroître, il faut recréer de nouvelles socialités, une nouvelle convivialité, et les femmes sont sans doute plus présentes sur ce terrain-là. D’autant plus qu’ayant été exclues de la raison technicienne à l’origine de nos sociétés, c’est en amenant l’affect et la raison élargie qu’elles peuvent avoir un rôle capital à jouer.
Le féminisme, même s’il a apporté des avancées considérables pour les femmes dans l’espace public (il était par exemple impossible pour une femme d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari dans les années 1970), vise aujourd’hui à faire coller les femmes à un monde d’hommes. Faut-il 50% de femmes dans les conseils d’administration ou plutôt 50% d’hommes au foyer ? Cela surtout à l’heure où les sociétés s’essoufflent, voire s’écroulent.
Si tout le monde s’accorde sur le dépassement des élites, il faut aussi constater que celles-ci se font aussi de plus en plus écrasantes. Alors comment lutter ? Une convergence des luttes est-elle possible ? Les avis divergent. Mais si un Grand Soir est peu probable, ramener le débat démocratique, pouvoir se réapproprier la question du futur de nos sociétés est fondamental.

Résumé de la conférence de Geneviève Decrop
Pour Louvain La Neuve, le 5 mars / MPOC et MDD, cycle « bien vivre »
Quel dessein pour quel avenir ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire que je précise d’où je parle : 1. De divers engagements, étalés sur 40 ans, sur des problématiques sociales, politiques, en particulier à propos des migrations, des réfugiés et déplacés et de l’oppression politique. 2. De mon expérience de chercheure dans le domaine des risques et des catastrophes environnementaux et technologiques. 3. D’une pratique de vie d’autonomie vis-à-vis des grands systèmes socio-technico-économiques. 4. De mon âge, 62 ans, qui fait que d’un côté, je regarde mon avenir personnel plutôt dans le rétroviseur, mais de l’autre, celui de mes petits enfants, qui m’importe au plus haut point, m’oblige à regarder aussi droit devant moi.
1. Les enjeux et les menaces telles que je les vois de ma perspective et qui sont, me semble-t-il, assez largement partagés.
- Premier défi, l’effondrement écologique. On sait maintenant le poids que notre mode de production et de consommation – celui des Occidentaux depuis deux siècles – fait peser sur la maison commune du vivant, animé et inanimé. La notion d’Anthropocène, point d’orgue d’une phénoménale entreprise de prédation des ressources de la planète, est le point d’aboutissement d’un énorme effort de connaissances, pluridisciplinaire et méthodique, au terme duquel une communauté scientifique internationale nous dit que nous avons changé d’ère géologique : l’humain, par ses activités, est devenu le principal agent géologique des conditions de vie sur la planète Terre. […] Je veux souligner le paradoxe qu’au moment où nous prenons conscience du formidable pouvoir que nous avons sur notre environnement, nous constations également que nous en avons perdu la maîtrise. Nous sommes dans une épineuse dialectique de la puissance et de l’impuissance.
Je signale aussi un effet secondaire de cette situation : le trouble dans notre rapport à la science et à la connaissance. Il n’y a pas « La » Science, mais des sciences qui sont autant de disciplines d’acquisition de savoirs, en confrontation entre elles, et dont les résultats sont assortis de marges plus ou moins grandes de certitude, sont partiels, révisables. Bref, la science comme la société démocratique est une société plurielle, ouverte et conflictuelle. Nous dépendons de l’activité scientifique pour savoir où nous en sommes, pour repérer et évaluer les menaces (et on n’a pas encore trouvé mieux sur ce plan), et en même temps, ces mêmes activités, dans leur alliance avec l’industrie, sont productrices de menaces. Aujourd’hui, la science qui serait « bonne » et la technoscience, « mauvaise », marchent ensemble de manière extraordinairement intriquée.
Voilà donc un premier défi : faire face à une mutation écologique sans précédent dans notre histoire au moyen d’outils qui sont autant le remède que la maladie. Si nous avons identifié les racines du mal — le mode de production industriel et capitaliste —, nous sommes incapables d’arrêter sa progression sur la surface du globe. […] D’où vient son caractère d’irrésistibilité, qui écrase les cultures et les sociétés humaines les plus vénérables, y compris celles qui semblaient les mieux armées pour lui résister (je pense à l’Inde) ? Je n’ai pas encore entendu de réponse convaincante à cette question.
- Deuxième défi : les grandes cassures qui fracturent l’humanité. Elles sont d’abord d’ordre socio-économique, sur toile de fond écologique. Justice sociale dans la répartition des richesses et justice écologique vont de pair. En ce moment même, les populations les plus pauvres de la planète sont en train de payer la facture écologique de l’exploitation insensée des ressources naturelles par les plus riches. […] Aujourd’hui, deux types de populations sont dans une sorte de sécession ; la première est subie, c’est celle de l’exclusion, de la misère, du déracinement. […] A l’autre bout, la sécession du bloc des riches, qui est un choix délibéré, celui de se soustraire aux obligations de la solidarité, notamment par l’évasion fiscale, et de renier toute notion de bien commun par la volonté illimitée d’appropriation des ressources disponibles et limitées. […]
Ce qui rend cet état de choses très dangereux, c’est qu’il entre de plus en plus en résonance avec la fracturation géopolitique. […] Les menaces majeures me semblent de deux ordres : le retour des nationalismes au sens le plus chauvin et agressif du terme ; et le retour en force des « obscurantismes meurtriers » comme le djihadisme. […]. Il y a là une vaste offensive contre la civilisation issue des Lumières européennes, avec sa forme particulière et militante d’humanisme. […] Tout ceci dessine les contours d’affrontements titanesques et d’effondrements gigantesques, bien propres à alimenter les catastrophismes en tous genres et les visions d’apocalypse, sur fond de corruption et d’impuissance des classes politiques de tous les pays […].
2. Un changement de paradigme ?
- Crise ou Mutation ?
Compte tenu de toutes ces révolutions et ruptures, on peut considérer que nous sommes en réalité dans une gigantesque mutation et non pas dans une série de crises comme le martèlent les médias et la classe politique. La crise appelle à resserrer les rangs derrière des chefs, tandis que la mutation laisse les gouvernants aussi, sinon plus démunis que les gouvernés. […] Si on pense mutations, effondrements au lieu de crises et catastrophes, on en appelle à de nouvelles façons de penser et de concevoir le monde et nous-mêmes, à de nouvelles morales, à un autre imaginaire. Et je crois qu’elles sont en train d’émerger. […] D’autres institutions structurantes doivent naître, que l’on peut sans doute discerner dans la confusion ambiante.
- Catastrophe ou apocalypse ?
Le catastrophisme est en quelque sorte la version inversée des utopies radieuses d’antan, dont on sait où elles nous ont menés. Il s’agit toujours d’une futurologie, dont le grand péché est de vouloir mettre la main sur l’avenir. […] Nous ne possédons pas l’avenir, nous ne pouvons que tenter de faire advenir ce à quoi nous tenons. L’apocalyptique, qui veut dire « révélation », recèle certainement des ressources plus intéressantes que le catastrophisme. Il faut la prendre […] comme un travail de discernement […]. Un monde ancien est condamné même s’il continue par la force de son inertie. Le travail de « décolonisation de l’imaginaire », pour reprendre Serge Latouche, est à l’œuvre […]. L’effondrement […] est en cours sous forme diffuse, d’effondrements partiels et de bouleversements localisés, invisibles et encore indolores pour beaucoup de gens, quand d’autres sont d’ores et déjà victimes de la grande crise écologique, climatique et autres.
3. Les ressources pour un avenir désirable : un nouvel imaginaire
Il y a des choses visibles et d’autres moins visibles, des révolutions discrètes et silencieuses qui n’ont pas d’existence médiatique, pas de représentation politique.
3.1. D’abord, les voies d’un nouvel agir collectif, de jeunes, garçons et filles, qui renouvellent profondément les schémas de l’action collective et du militantisme des générations précédentes. Des « Indignés » ou « Occupy » à la résistance collective contre les « Grands travaux inutiles imposés », avec notamment le mouvement Zadiste, et au-delà du monde européen démocratique, les printemps arabes, entre autres. […] Ils réinventent l’action collective que l’on croyait en voie de disparition dans les sociétés consuméristes individualistes […]. Ils se constituent sans personnalisation du pouvoir. […] On est au sens fort dans un agir collectif. Un très fort sens du territoire et notamment de l’espace public les caractérisent aussi […]. Les nouveaux militants montrent la continuité, la connivence des luttes, […] dans une « monstration » pratique, inductive et non pas déductive comme du temps de la lutte des classes. Ils conjuguent des choses que l’on croyait contraires, comme radicalité et non-violence ou bien commun et défense locale, particulière, enracinement local et souci de l’universel. […] Ils expérimentent de nouvelles manières d’être et d’agir ensemble […] leur mot d’ordre est ici et maintenant […].
3.2 La reconquête de l’autonomie par les individus et les petits collectifs. Il y a également quantités de pratiques et d’agir sociaux en rupture avec les aspects mortifères des systèmes économiques et politiques dominants. Systèmes d’échanges locaux (SEL), AMAP, jardins partagés, éco-villages, etc. L’idée commune à toutes ces pratiques sociales est triple : primo, réduire l’empreinte écologique individuelle et collective ; secundo, reconquérir la plus large autonomie possible sur les macro-systèmes techno-économiques aliénants ; tertio, réinventer une nouvelle socialité incluant différentes catégorie d’êtres. Négligées par les médias de masse, elles ont leur propre réseau de communication et de diffusion, mais elles sont invisibles politiquement, sauf à l’occasion d’évènements spectaculaires où les médias ne se privent pas en général de les caricaturer. Elles n’ont pas de représentation politique ni de doctrine unifiante. […]
Ce nouvel imaginaire a des axes forts : primo, mettre sa pratique en cohérence avec ses idées, ce qui est très nouveau, car nous sommes issus d’une culture où la coupure entre la pensée et l’action est profonde […] ; secundo, une autre vision du politique, sur fond d’impuissance des élites au pouvoir. A partir notamment de la prise de conscience écologique, les actions privées, infimes, et les comportements quotidiens sont sortis de l’insignifiance. C’est leur répétition des milliards de fois qui a fait advenir l’Anthropocène. Le pouvoir de l’homme, c’est moins les grandes décisions des dirigeants que la démographie croisée avec les modes de vie. Le désespoir né du sentiment d’impuissance collective est contrebalancé par la capacité d’agir récupérée au micro-niveau. […] Ce qui apparaissait comme désastre — l’impuissance politique face aux catastrophes écologiques annoncées — est peut-être en fait une opportunité : la puissance retrouvée des individus et des collectifs. […]. Tertio, le micro, le petit, est plus important, plus signifiant que le macro, le gros. « Small is beautiful », mais il serait plus exact de dire qu’on entre dans des « plurivers » non hiérarchisés, qu’il faut imaginer en réseaux.

3.3. Ces révolutions silencieuses ont coagulé dans un mouvement collectif très prometteur : les Villes et territoires en transition …
4. Pour conclure sans clore
La direction qu’indiquent ces nouvelles pratiques et ces luttes est à mon sens celle d’un humanisme élargi. La critique de l’humanisme culturel européen, issu des Lumières et de la Renaissance, est très vive dans les milieux de l’écologie radicale. Il ne s’agit pas de l’abolir, mais de le dépasser. Il y a des conquêtes de l’humanisme auxquelles je ne renonce pas : l’égale dignité de tous les êtres humains, qui a fini par aboutir à l’émancipation des esclaves, puis à l’émancipation des femmes ; la valeur de la raison sur la force, de la tolérance sur le fanatisme religieux, de la démocratie sur la tyrannie. Par contre, il faut sortir l’humanisme européen de son solipsisme, de sa grande solitude au sein de la création, et le remettre dans la perspective englobante de celle-ci. C’est vers un humanisme élargi que l’on doit tendre, élargi au monde animal et végétal, qui mette en avant les interdépendances dont les humains sont des éléments. Un humanisme élargi bâti sur une raison élargie, cassant les œillères de la raison technicienne et calculatrice - une raison humble et compréhensive au sens littéral du terme, qui admet – et pourquoi pas admire – d’autres sensibilités, d’autres intelligences à l’œuvre chez les êtres animés et inanimés. Un Autre de l’homme, en un mot, à la fois partenaire et colocataire de la planète Terre. […] Cet Autre, de même que l’humanité, doivent être reconnus d’emblée comme pluriels. Il n’y a pas un monde, mais des mondes, pas un univers, mais des plurivers. Ces mouvements n’ont pas trouvé leur Karl Marx, et c’est tant mieux !
Cependant une philosophie contemporaine, portée par des femmes, me paraît relever le défi du changement de paradigme : il s’agit du « Care », né aux Etats-Unis dans les années 1980 […]. Le Care […] met au centre des affaires humaines le réseau compliqué des interrelations et des interdépendances. Dans l’ordre anthropologique, il met à l’origine, non pas la violence et la lutte pour la vie, mais la vulnérabilité et sa prise en charge. Le soin, « care », est à fois geste pratique de protection et souci, sollicitude, attention. Cela dessine cet humanisme élargi auquel personnellement j’aspire. Dans les années 1990, la politologue américaine Joan Tronto s’est efforcée de donner au Care un prolongement politique englobant dans le concept de vulnérabilité et de soin la nature. […]. La théorie du Care a été, pour la classe intellectuelle française, l’objet du plus grand mépris et de tous les sarcasmes. […], ce qui est regrettable. Les femmes, exclues de la raison humaniste de la première modernité, sont d’emblée à l’aise avec la raison élargie, sont sensibles aux sans voix et aux obscurs. […] Ma crainte, c’est que la promotion des femmes aux fonctions du pouvoir ne leur fasse oublier leur précieux héritage…
A la fin de cette présentation, le tableau peut paraître déséquilibré : la puissance du matériel et la pesanteur de son inertie contre une révolution culturelle, la matière contre les forces de l’esprit. Elles sont peu de choses, en effet, face à une kalachnikov, comme on vient de le réapprendre début janvier. Mais si à court terme, la force brute est gagnante, à long terme, ce sont les forces de l’esprit qui l’emportent. La question est celle du moyen terme, de la fenêtre temporelle dont nous disposons, vingt à trente ans, avant que l’humanité ne franchisse des seuils écologiques décisifs, nous disent les scientifiques …

La rencontre du 23 avril a pu être enregistrée. Nous remercions Graziella Van Loo pour son travail.

http://microouvert.be/2015/05/15/quand-lhistoire-ne-raconte-pas-celle-des-femmes-mais-pourquoi/
http://microouvert.be/2015/05/21/histoires-de-femmes-engagees-partie-2/

Micro ouvert diffuse par ailleurs beaucoup de reportages intéressants pour les objecteurs de croissance !

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