Accueil > Ressources > Envoyé par les membres > La social-démocratie, c’est fini !
mpOC | Posté le 28 mai 2011
La vague d’austérité qui frappe l’Europe, l’échec des négociations de l’accord interprofessionnel, les plans de compétitivité de M. Sarkozy, Mme Merkel et M. Van Rompuy, le plan économiste de régression qui est dans les cartons des dirigeants de l’Union Européenne [1], constituent des signaux qui ne doivent pas tromper : la social-démocratie qui a fait jusqu’ici cohabiter le capital et les travailleurs est mourante.
Les implications de cette fin d’époque sont nombreuses, profondes et abruptes.
Mais commençons par survoler les lignes de forces qui ont fait naître la social-démocratie. La révolution industrielle a amené un conflit d’intérêt brutal entre les propriétaires de capital et les travailleurs en créant le mode de développement productiviste occidental. Des luttes sociales ont vu le jour, visant à réduire les injustices subies par les travailleurs. De ces luttes naissent les premières formes du système de protection sociale que nous connaissons aujourd’hui (premiers syndicats et mutualités) : pour se protéger de conditions de travail dignes de l’esclavage, les travailleurs mutualisent et collectivisent leurs forces pour atténuer les effets des « coup du sort » et faire entendre leurs intérêts.
Le rééquilibrage des rapports de force entre ces deux mondes connaît des avancées cruciales dans la première moitié du XXème siècle. La révolution russe de 1917 qui instaure le communisme soviétique - lequel prend rapidement la forme d’un capitalisme d’Etat - a une influence énorme sur les politiques sociales européennes. Les élites occidentales redoutent le régime soviétique et la guerre sociale qui l’accompagne (guerre civile en Russie de 1918 à 1921). Poussés dans le dos par la révolution bolchévique, les dirigeants de l’Ouest proposent un compromis avec le monde du travail pour éteindre les tensions. L’accord social-démocrate débouche au sortir de la seconde guerre mondiale : en Belgique, le cadre instituant les bases du système de sécurité sociale est adopté en décembre 1944. Le pacte ainsi scellé organise la « paix sociale » entre patrons, travailleurs et Etat.
Présentée parfois comme la fin de l’histoire, la social-démocratie libérale est apparue et apparaît encore aujourd’hui comme une formule qui fonctionne, un système que la négociation, les efforts de compromis, la bonne volonté et une dose de moralité devaient permettre de faire durer.
Aujourd’hui pourtant, il est visible d’une part que ce pacte est en train d’être rompu et, d’autre part, qu’il n’est pas durable parce qu’il repose sur des bases intenables.
Quelles sont les bases sur lesquelles ce pacte fut bâti ? Une conjoncture historique a permis de concilier pendant plus d’un demi-siècle les intérêts divergents des capitalistes et des travailleurs : la réconciliation entre deux mondes aux intérêts si différents s’est faite autour de la croissance économique qui était identifiée comme un besoin aussi bien par les capitalistes à qui elle permettait l’accroissement des profits que par les travailleurs qui y trouvaient emplois et salaires [2].
C’est là un élément crucial pourtant devenu quasiment « invisible » à force d’avoir été perçu comme une évidence : la croissance économique était la condition de ce pacte. Elle était donc la clé de la paix sociale et demeure le graal que poursuivent éperdument aussi bien les patrons que les syndicats et l’Etat.
Pourtant, la croissance infinie n’est ni tenable ni réaliste sur une planète aux ressources limitées.
La fin de la croissance du PIB est aujourd’hui de plus en plus palpable : alors que nos modes de surproduction et de surconsommation frénétiques génèrent des pollutions désastreuses, frappant en premier lieu les personnes et les peuples les plus vulnérables du globe, ce même productivisme nous conduit au seuil de l’épuisement des ressources naturelles.
Parmi de nombreuses ressources minérales nécessaires à l’économie productiviste, le cas du pétrole est plus visible car les prix à la pompe battent des records et frappent les portefeuilles. L’offre globale de brut a très probablement franchi son maximum historique et, demande mondiale explosant, nous serons à terme confrontés à des pénuries de pétrole. En 2008, le prix du baril a atteint 147 dollars, aggravant la chute financière puis économique que l’on sait.
Aujourd’hui, toute « reprise » fait remonter les prix du brut, accroît significativement les tensions géopolitiques, lesquelles peuvent renchérir encore les cours du brut, ce qui provoque un blocage de la croissance.
Sans le pétrole, sang de l’économie, la croissance a du plomb dans l’aile. La Nature avait été tout simplement évincée des termes du débat social-démocrate. Elle se rappelle aujourd’hui à nous en imposant sans sentiments les lois qui lui sont propres : il n’y a pas de croissance économique possible sans ressources naturelles et nombre de celles-ci ne sont pas infinies. Au moment où nous touchons les limites écologiques, il devient clair que le pacte social qui reposait tout entier sur l’illusion de la croissance infinie, perd sa fondation.
La limitation physique de la croissance annonce la faillite de la paix sociale-démocrate qui se défait depuis quelques décennies déjà. Pour garantir ses profits, le capitalisme s’est en effet progressivement durci et financiarisé : alors que la productivité plafonnait dans les pays industrialisés, les plus gros retours sur investissements devenaient réalisables en mettant les peuples en concurrence (délocalisations) et en spéculant dans les artifices de la finance. Ce double mouvement a été logiquement accompagné par une attaque en règle des systèmes de protection sociale et par un transfert des revenus vers le capital au détriment du travail. L’Etat, censé arbitrer entre ces deux mondes en redistribuant les fruits de la croissance, a abandonné cette mission en accompagnant le détricotage rapide du compromis social-démocrate.
La crise financière de 2008 constitue une indication décisive en la matière puisque pour tenter de prolonger la croissance, le rôle que l’État a tenu auprès de l’industrie (bancaire en l’occurrence) a remis radicalement en cause l’équilibre du compromis social-démocrate tant il s’écartait de la notion même d’équilibre et de compromis : l’argent public a été massivement investi pour sauver la richesse des actionnaires de banques privées spéculatives, avec pour seule contrepartie les plans d’austérité et le renforcement de mesures sécuritaires.
Malgré ces déséquilibres accrus et l’évidence que la croissance économique infinie est une illusion, les gouvernements restent obnubilés par ce dogme car la croissance est indispensable à la survie des accords sociaux-démocrates qui organisent une part cruciale de la cohésion sociale. Pourtant, la rupture du modèle est visible et la dérive de l’État social-démocrate, supposé garant de la paix sociale, se fait jour : il devient le relais de l’austérité imposée par et pour les tenants de la croissance économique. La vague d’austérité qui frappe l’Europe et bientôt la Belgique, l’échec de l’AIP, les plans productivistes européens, tous justifiés au nom de « la croissance », témoignent à la fois de la fin du modèle social-démocrate et de l’incapacité des décideurs à proposer des voies de sortie d’un monde finissant.
Le temps de l’après-croissance arrive à grand pas. Il est urgent de réfléchir collectivement à un nouveau pacte social pour éviter le recul de civilisation que prépare la poursuite du productivisme et que ne semblent voir venir ni les organisations patronales, ni les organisations syndicales, ni l’Etat. Les solutions sont nombreuses, elles peuvent être heureuses, elles passent par l’objection de croissance, par la solidarité et un surcroît de démocratie.
Jean Baptiste Godinot, Alain Adriaens, membres du Mouvement politique des objecteurs de croissance
[1] Voir : http://www.objecteursdecroissance.b...
[2] En réalité le rôle de la croissance dans la création d’emploi et de salaires doit être relativisé tant il fut variable au cours de l’histoire. Depuis la fin des trente glorieuses au moins, l’emploi est créé par la diminution du temps de travail grâce à l’augmentation de la productivité plus que par l’accroissement des points de PIB. De même, comme dit plus bas, la part des salaires ne croît pas au même rythme que les revenus du capital, le ratio entre ces deux domaines d’allocation s’étant inversé à la fin des trente glorieuses.
Plus fondamentalement, les emplois que réclament les travailleurs et les syndicats ne sont-ils d’ailleurs pas une forme d’aliénation à un système dirigé par les tenants du capital avec le soutien actif du « monde du travail » qui serait mieux appelé « monde de l’emploi » ? Qu’est devenu le nécessaire questionnement quant à la nature de l’emploi en régime productiviste ?