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mpOC | Posté le 4 avril 2020
Texte de Marc Réveillon, membre du mpOC
Permettez-moi de revenir deux minutes sur ce que j’écrivais dans les colonnes de la Libre Belgique le 10 mars 2009 – rubrique « opinion » - (oui, il y a plus de onze ans ! J’invoquerai la prescription si on m’accuse de rabâcher [1]). J’essayais de montrer (partager) comment des hommes comme René Girard et Ivan Illich pouvaient nous aider à comprendre le monde apocalyptique dans lequel nous sommes maintenant fameusement englués (comme des oiseaux de mer mazoutés). Pour résumer mon propos précédent : nous n’avons pas d’avenir (nous sommes bien trop méchants ou cupides pour avoir de l’avenir), mais il reste de l’espoir ou de l’espérance. Et fichons la paix à Dieu, qui n’est pour rien dans cette apocalypse : il y a bien longtemps que Dieu ne se fâche plus. « Dieu est plus facile à tuer qu’un moineau et son cœur plus aisé à déchirer qu’une feuille de papier – même les enfants le savent. » écrivait Christian Bobin [2].
Rappelez-vous René Girard (dans « Achever Clausewitz » - 2007-) : « L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle donne une espérance. Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens. L’espérance n’est possible que si nous osons penser les périls de l’heure. A condition de s’opposer à la fois aux nihilistes, pour qui tout n’est que langage, et aux « réalistes », qui dénient à l’intelligence la capacité de toucher la vérité : les gouvernants, les banquiers, les militaires qui prétendent nous sauver, alors qu’ils nous enfoncent chaque jour un peu plus dans la dévastation. ». Nous restons donc des indécrottables joyeux pessimistes, et les optimistes transhumanistes et autres faiseurs d’intelligence artificielle continuent de nous faire bâiller d’ennui (nous sourions avec Sylvain Tesson [3] -matois- : « Il est possible que le Progrès soit le développement d’une erreur... L’évolution avait accouché d’un être mal élevé [4] et le monde était dans un désordre pas croyable … Le mouvement perpétuel à deux euros le litre ne pouvait pas durer éternellement ».
Pour faire suite à Girard qui nous exhortait à une éthique nouvelle (« Une éthique nouvelle s’impose en ces temps de catastrophes, en ces temps où la catastrophe doit d’urgence être intégrée à la rationalité [5] ») , nous revendiquons un droit à la pauvreté [6] (« pauvreté » entendue comme opposée à « misère »). Non pas un devoir d’austérité, mais bien un droit à la pauvreté ! Péguy encore (dans « De Jean Coste » et « L’argent ») : « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale… On ne parle aujourd’hui que de l’égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l’on n’ait jamais vue dans l’histoire du monde. ».
Un droit qui permettrait de s’attaquer à cette réalité indéniable : plus on surproduit, et plus on surconsomme, et plus on manque de tout (ce qui est exactement la définition de la misère). On dit bien un droit, qui permettrait entre autres de porter plainte contre quelqu’un qui inciterait les pauvres à « sortir de la pauvreté » [7] (vous rappelez-vous ces gens de bas-étage qui nous disaient hier encore (et assurément demain), entre deux rapports du GIEC, : « Enrichissez-vous ! » ? Ils nous engueulaient presque d’être pauvres !) Et il faut s’attendre, une fois que le COVID-19 se calmera un peu, à des farandoles de « il faut relancer la machine ». Et pourtant on sait qu’elle perd de l’huile la machine, qu’elle fume beaucoup, et du noir, et qu’elle n’est pas belle, et qu’elle broie à vilaines dents. Les génies des alpages boursiers vont revenir dare-dare pour nous conseiller de « diversifier notre portefeuille ». Car nous restons des cancres : nous négligeons trop souvent de « diversifier notre portefeuille ».
La pauvreté est aimable en soi. La pauvreté peut subsumer toute une série de néologismes inutiles repris en chœur depuis quelques années : la décroissance, l’a-croissance, la sobriété heureuse, la simplicité volontaire, etc. Je préfère garder ce beau mot de pauvreté [8], qui évite d’amalgamer les catégories, les registres ou les ordres. La pauvreté n’assure pas d’être heureux, ni même d’être simple (ce serait trop beau et trop facile), ni même d’être vertueux. Tous les pauvres ne sont pas nécessairement des gens bien. La pauvreté, c’est « du pain et des livres » (Péguy [9]), et le souci de l’autre. Après, c’est à chacun de voir. Il est beaucoup plus difficile de rester pauvre que de devenir riche. Rester pauvre implique une vigilance [10], une méfiance permanente envers ceux qui nous veulent du bien (en nous vendant le progrès, parfois sous le manteau), et ils sont nombreux – leur nom est Légion -. Il faut constamment garder à l’esprit le mot du père de Camus : « Un homme, ça s’empêche ! ».
Il nous faudrait un nouveau Péguy, et sa colère âpre, pour nous aider à tracer notre chemin à travers tout cela. Contrairement à certains qui larmoient devant leur impuissance à empêcher l’effondrement qui s’annonce, Péguy ne pleurait pas, lui, même si ces phrases hoquetaient souvent comme de longs sanglots. Il savait que le seul rempart contre la misère c’est la pauvreté, pas la richesse. La richesse ne sert à rien, même pas aux riches. Elle n’est même pas bonne à redistribuer : dès qu’on parle de vraie redistribution, elle s’évapore comme par miracle ou elle pourrit. Mais ce n’est pas grave, fichons la paix aux riches. On ne prône pas la pauvreté par ressentiment.
Faut-il « se livrer à des arithmétiques de sociologues » (Péguy [11]) ou à des statistiques en forme de cloche pour mettre en équation cette pauvreté revendiquée ? Evidemment non : « Ils peuvent tout faire entrer dans leurs calculs sauf la grâce, et c’est pourquoi leurs calculs sont vains. » (Bobin). Être pauvre, c’est justement n’avoir aucune raison de calculer (pendant que le riche s’époumone à diversifier son portefeuille…). Les moyennes et autres médianes ne font que cacher la diversité foisonnante, chaotique et accueillante du monde (voyez Vialatte qui dépeuple et repeuple le monde à sa guise pour se moquer des statistiques : « Quand le Larousse vous explique froidement que Saint-Ferréol-sur-Arzon compte 2001 habitants, c’est qu’il oublie que, pendant qu’on les comptait, la fille du boulanger est partie pour Paris avec le beau-frère du facteur, que la bouchère a eu deux jumeaux, que le sacristain est mort de froid, et que le loup a mangé en long le brigadier de gendarmerie ». ) Revendiquer le droit à la pauvreté pour renforcer la (bio)diversité. « Plus je vais, écrit Péguy en 1901, plus je découvre que les hommes libres et les événements libres sont variés. Ce sont les esclaves et les servitudes et les asservissements qui ne sont pas variés, ou qui sont le moins variés. […] Quand les hommes se libèrent … Ils s’avancent en variations croissantes. » (Cité par A. Finkielkraut [12] ). Être riche, c’est vouloir être identique à d’autres riches (rien qui ressemble plus à un riche qu’un autre riche). Les pauvres sont pauvres chacun à leur façon (ils différent comme une église romane du Poitou est différente d’une église romane de Provence [13]).
J’en entends évidemment qui ricanent. A ceux qui diront « Mais qui a jamais été assez fou pour promouvoir la pauvreté ? », on leur conseillera d’aller voir, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple, du côté des Evangiles. Mais il est vrai que « depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout et n’importe quoi [14] ». Et n’importe qui.
Bouge, le 31 mars 2020
Marc Réveillon
[1] « On va m’accuser de rabâcher. Mais c’est seulement que je me répète. » écrivait Vialatte.
[2] « Résurrection ».
[3] « Sur les chemins noir ». Il a écrit dans ce même livre cette phrase qui n’a rien à voir avec mon propos mais que je ne peux pas ne pas partager : « L’air sentait le cierge éteint et la robe des chats gris. »
[4] Il parle de nous !
[5] « Achever Clausewitz ».
[6] Cette formulation nous est venue lors d’une discussion avec les promoteurs du projet NOW à Waulsort.
[7] C’est dire si toute l’approche de l’aide au développement des pays pauvres doit être revue de fond en comble.
[8] « Je tiens pour un miracle de voir des choses très pauvres . » Christian Bobin.
[9] « Quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, le pain et les livres, peu nous importe la répartition du luxe ».
[10] « Ainsi, sommés par nos gouvernants de nous adapter sans cesse à des changements ingouvernables, nous nous trouvons dépossédés de notre propre destin ». « Demeure » de François-Xavier Bellamy.
[11] Il voulait sans doute dire « économistes ».
[12] « Nous autres, modernes ». Ellipses. 2005.
[13] R. Girard. « Quand ces choses commenceront ».
[14] Attribué à G. K. Chesterton.